Menaces et solutions

  • 377hq

  • Le Chengal

  • 383hq

  • OLYMPUS DIGITAL CAMERA

  • OLYMPUS DIGITAL CAMERA

  • OLYMPUS DIGITAL CAMERA

  • OLYMPUS DIGITAL CAMERA

  • 384hq

  • 382hq

  • 376hq

Les inventaires forestiers nationaux malaisiens ont montré que le chengal était de plus en plus difficile à trouver dès les années 80. La diminution en volume et en nombre d’arbres par hectare des chengals de plus de 45 cm de diamètre a été mesurée, que ce soit en forêt vierge ou dans les forêts destinées à l’exploitation.
Même si on le trouve dans toutes les forêts de la Malaisie péninsulaire, il a déjà disparu d’Indonésie et de Thaïlande. Alors pourquoi cet arbre soi-disant résistant à tout est-il aujourd’hui classé comme vulnérable ? Il y a bien sûr plusieurs raisons.

La première raison est naturelle.
D’une part, même si l’arbre appartient à la famille des diptérocarpacées, ce qui signifie "graine avec deux ailes", au cours de l’évolution, la graine a perdu ses ailes... Ce qui rend la dispersion difficile puisque la graine ne "vole" pas, elle tombe sous l’arbre mère. Au bout de quelques années, les jeunes arbres vont alors rentrer en compétition pour la lumière et un nombre très réduit d’entre eux va pouvoir se développer.
Les animaux non plus ne contribuent pas à la dispersion des graines. C'est probablement dû au fort pourcentage d'alkaloïdes dans la résine, substances répulsives. De plus, si les graines au sol ne sont pas mangées par les mammifères, des pertes substantielles sont dues au fait que les animaux les goûtent puis les rejettent (Elourd et al. 1996).

Ensuite, et c’est peut-être la raison la plus importante, l’arbre a une croissance extrêmement lente. Les observations et les études varient, mais en moyenne l’arbre met soixante ans avant d’atteindre la taille légale d’exploitation, en fonction des conditions extérieures. C’est très lent. Mais pour se construire une structure aussi solide, l’arbre a besoin de temps. Or nous vivons dans une société qui n’en a pas ! Poussés par la productivité et la rentabilité à court terme, les hommes ne sont pas intéressés par replanter le chengal. Ils préfèrent traiter chimiquement un arbre moins résistant mais à la croissance plus rapide… Par contre, ceux qui restent sont précieux : un arbre sur pied vaut 50 000 Ringit (10 500 euros environ). On l’exploite, donc, à un rythme dépassant son rythme de régénération naturelle, mais on ne le plante pas.

Les autorités forestières ont fixé depuis 1987 la limite inférieure pour la coupe du chengal à 60 cm de diamètre, alors qu'elle est de 45 cm de diamètre pour les autres arbres. C’est bien, mais ce n’est pas encore suffisant. Pour protéger réellement l’arbre, un expert nous a affirmé qu’il faudrait encore augmenter de 10 à 15 cm cette limite...

De plus, un consultant forestier expliquait que dans les forêts dédiées à l’exploitation ("production forests", en opposition à "protection forests"), les exploitants devaient laisser un certain nombre d’arbres mères par hectare. Or, l’espèce n’est pas spécifiée. C’est un problème car on peut par exemple avoir une zone riche en chengal, le couper pour profiter de sa valeur économique, et laisser des arbres mères d’une autre espèce. Ce qui ne va pas faciliter la régénération du chengal puisque les graines ne voyagent pas !

Si la surexploitation a rendu l’espèce vulnérable, il est important de noter que la coupe illégale n’est pas réellement une menace. En effet, comme le bois illégal est flotté et transporté par voie d’eau, il y a des risques qu’il soit pourri et de mauvaise qualité, alors que le bois "légal" ne comporte pas ces risques. Donc même s’il est moitié moins cher, à 5/6 000 RM la tonne (1 000/1 200 euros) au lieu de 10 000 RM, ce n’est pas rentable pour un acheteur. La corruption liée au trafic de bois est elle-aussi très faible car comme il y a de moins en moins de chengal dans les parcelles exploitables, l’infraction serait trop évidente…

Parmi les menaces bien réelles, citons également celles qui pèsent sur l’écosystème forestier dans son ensemble. Les forêts asiatiques font face à un problème important depuis plusieurs années : la transformation des zones forestières en zones de plantation mono-espèce. Le principal problème vient du palmier à huile. Economiquement très rentable, la production d’huile de palme est essentiellement destinée à l’exportation. Le gouvernement malaisien encourage les propriétaires de parcelles forestières à transformer celles-ci en plantations, à travers un plan de promotion d’une dizaine d’espèces (palmiers à huile, mais aussi hévéa, eucalyptus,…). La culture du palmier à huile bénéficiant des plus forts lobbies, c’est aussi celle qui bénéficie des aides les plus intéressantes : don des graines, prêt à taux zéro avec remboursement en pourcentage des revenus générés, débouchés assurés,…
Le défi pour la forêt est donc d’être plus rentable que les plantations mono-espèces, et cela concerne notamment les forêts d’exploitation puisque leur but est, comme les plantations, la production de valeur économique.

L’histoire du peuple malaisien nous invite aussi à considérer l’aspect sociologique. Pour ce peuple de marins et d’agriculteurs qui a dû se développer entre la mer d’un côté et la jungle pas forcément hospitalière de l’autre, la forêt revêt une importance particulière. Elle est considérée comme "habitée". Les Malaisiens craignent encore beaucoup les esprits de la forêt, les anciennes croyances n’ont pas disparu, malgré l’islam, religion d’état. Les familles n’envoient pas leurs enfants dans la forêt, les considérant trop petits pour lutter contre les esprits malfaisants. Raser des hectares de forêt est donc considéré comme un acte positif pour de nombreux Malaisiens, puisque cela permet d’éradiquer les fantômes qui y avaient élu domicile. Ils n’en parlent pas ouvertement, c’est donc un fait assez difficile à appréhender pour les étrangers, mais la résistance est bien réelle.
Les dirigeants sont donc partagés entre l’opinion internationale qui leur demande de préserver un maximum de forêt, et la pression des locaux (leurs électeurs…) pour éradiquer ces zones "dangereuses".

Enfin, l’aspect politique est également à considérer. Il faut se rappeler que la Malaisie est comme une fédération d’états. Ces états sont souverains. La gestion des forêts est notamment du ressort de l’état et non du gouvernement malaisien. Si le système fonctionne très bien dans de nombreux domaines, l’application de programmes environnementaux nationaux est plus compliquée car elle dépend des intérêts de chaque état... Espérons qu’ils s’uniront pour préserver les écosystèmes, ainsi que les espèces endémiques et de grande valeur comme le chengal !

Toutes les personnes rencontrées lors de l’enquête de terrain sont optimistes sur la capacité de la Malaisie à préserver l’espèce. Quelles sont les solutions actuellement mises en place, et pourquoi un tel optimisme ?

Les premières mesures et études concernent l’arbre en lui-même.

D’une part, l’exportation des grumes de chengal est interdite depuis 1970. Seuls les planches et les objets manufacturés peuvent être exportés.
Depuis 1981, une taxe à l’export a été mise en place. Elle a beaucoup augmenté ces dernières années pour atteindre 250 RM / m³ (soit environ 55 euros). Il n’y a pas de quotas concernant le chengal mais cette taxe s’est révélée suffisamment dissuasive.

Ensuite, il existe trois programmes de recherche sur le chengal menés par le FRIM (Forest Research Institute of Malaysia). C’est peu, mais ils ont au moins le mérite d’exister ! Les chercheurs s’intéressent au chengal depuis longtemps : en 1927, des chercheurs avaient mené à Kepong des plantations expérimentales de chengal après avoir constaté la mauvaise régénération in situ.

Les deux premiers programmes actuels concernent l’identification des chengals et la mise en place d’un code-barre ADN. Le troisième, mené par le Dr Raja Barizan RS, est un programme de recherche sur les techniques de plantation améliorées "Improved planting techniques". C'est-à-dire comment accélérer la croissance du chengal sans qu’il ne perde ses propriétés.
Ce programme de recherche, mené sur un site pilote dans une zone de 5 hectares à Jerantut, a pour objectif de planter du chengal dans les zones dégradées des forêts dédiées à l’exploitation, en utilisant les techniques améliorées pour les tester, et d’établir des lignes directrices pour gérer les zones de plantation dans ces forêts d’exploitation.
La pépinière du FRIM abrite les jeunes plants. Déjà à cette étape, comme tout au long de la croissance de l’arbre, la luminosité est strictement contrôlée : si l’arbre a trop de lumière, il développe des branches basses, puisqu’il n’a pas à chercher la lumière plus haut, donc il n’est pas considéré comme exploitable pour l’industrie. S’il n’en a pas assez, il se développe très lentement. Il faut donc trouver le juste dosage pour qu’il se développe rapidement, mais avant tout en hauteur.
Le Dr Raja Barizan espère faire pousser des chengals exploitables en 20/25 ans. Un beau défi !

Ensuite, il faut également s’occuper de l’écosystème. Les zones protégées le sont efficacement, c’est déjà bien. Mais il faudrait en augmenter le nombre, notamment pour la forêt primaire. Ces Parcs Nationaux et zones protégées devraient suffire à préserver le chengal.
Un petit mot tout de même sur les forêts malaisiennes de Bornéo. Les états de Sarawak et Sabah appartiennent à la Malaisie (le reste de l’île est Indonésien), et il se trouve que même si le chengal n’est pas concerné, les forêts subissent une intense pression de la part d’exploitants peu scrupuleux avec la complicité des autorités. La situation est très sérieuse, et le palmier à huile est une nouvelle fois au centre des polémiques.

Nous, citoyens des pays occidentaux, avons un rôle à jouer ! D’une part en faisant attention à nos achats : l’huile de palme contenue dans les produits biologiques par exemple vient généralement d’exploitations gérées durablement, à privilégier. Par contre, faire attention aux plats préparés, aux biscuits industriels, aux détergents classiques et à de nombreux autres produits, qui contiennent de l’huile de palme et contribuent à la situation décrite.

D’autre part, en privilégiant le bois labellisé, notamment lors de l’achat de bois exotique (parquet, mobilier,...). Par exemple le label FSC est aujourd'hui la certification la plus exigeante et complète qui existe pour limiter la destruction des forêts tropicales et des forêts boréales. Plus la demande en bois labellisé (et réellement contrôlé !)augmentera, plus les propriétaires de concessions se sentiront encouragés à passer à la gestion durable.
L’impact sera certes marginal sur le bois exotique, puisque seulement 4 à 6% de bois tropicaux sont consommés par les pays occidentaux (Europe et USA), mais comme on dit même en Malaisie, les petits ruisseaux font de grandes rivières ! Puisque les standards des labels internationaux sont parfois trop difficiles à atteindre pour la majorité des exploitations des pays en développement, la Malaisie a créé sa propre certification : Malaysian Timber Certification, adaptée au marché local. Cette certification, créée par les industriels du bois, est extrêmement controversée en ce qui concerne les forêts de Bornéo où elle cautionne de la déforestation à grande échelle en lui donnant un label "durable", mais en Malaisie péninsulaire, elle a permis de mettre en place les prémices de la traçabilité, ce qui est un des fondements de la gestion durable. Espérons que le reste suivra rapidement.

Enfin, la valorisation des produits manufacturés comme le mobilier ou les sculptures est positive.
Si à première vue cette activité exploite une espèce menacée, en fait elle est bénéfique au chengal. D’une part, ce sont des petites pièces, qui permettent de maximiser l’usage du bois coupé puisqu’elles sont fabriquées à partir des chutes rejetées par les industries "lourdes". Auparavant, ces chutes étaient brûlées. Ensuite, le produit fini donne une vraie valeur économique au chengal, ce qui permet de justifier l’importance de le conserver et de le gérer durablement. Et encore une fois, cela évite de remplacer les forêts par des plantations d’espèces plus rentables.

Les commandes publiques, en offrant des débouchés à cette activité, jouent un vrai rôle de sauvegarde et de promotion du chengal : comme ces bus à Kuala Terengganu ou cette sculpture qui orne l’aéroport de cette même ville.

Même si la diminution du chengal paraît maintenant stabilisée, à 1% chaque année, et même si pour un pays tropical, les réserves sont bien gérées, il reste encore des efforts à faire pour préserver l’espèce et son écosystème. Oui, les Malaisiens ont raison d’être optimistes. Ils savent que, puisque le chengal a disparu de Thaïlande et d’Indonésie, c’est leur responsabilité de le protéger. Ce n’est pas un hasard s’il en reste encore en Malaisie ! Mais le chengal est une stratégie à long terme, c’est un arbre qui requiert du temps. Un beau défi dans un monde toujours plus pressé, et une belle leçon de vie !