Kuala Trg., 22 mars 2009
Ce matin, je suis retournée voir les constructeurs de bateaux en chengal. Voir ces hommes travailler le bois, le tâter, le caresser, le plier, le couper, le brûler pour l’assouplir, pour finir par en faire un bateau, je trouve cela réellement merveilleux. Ces bateaux sont destinés non pas à la pêche, mais à la plaisance, au voyage, au plaisir d’être sur l’eau. Un bateau en bois, même avec un moteur, reste une pièce unique sur laquelle des hommes auront travaillé et passé du temps.
C’était donc un réel plaisir pour moi de retourner sur les chantiers, d’autant plus que j’avais rendez-vous avec Christine Rohani-Longuet, une Française ethno-botaniste, historienne, constructrice de bateaux. Bref, une femme aux multiples talents qui vit en Malaisie depuis quarante ans. Arrivée pour construire des bateaux après être passée par l’Indonésie et Kuala Lumpur, elle a fini par s’installer sur la petite île de Duyong. Elle m’a donc parlé du chengal, bien sûr, mais a surtout essayé de transmettre sa passion pour la construction de bateaux en bois, tradition qui malheureusement se perd. Dans les années 70, il y avait environ quarante constructeurs, il n’y en a plus que trois ou quatre, et les commandes se font rares. Avec l’augmentation du prix du chengal, c’est devenu extrêmement cher, la fibre de carbone est petit à petit préférée.
Quant aux bateaux de pêche, les poissons disparaissent également, alors quelle est l’utilité de construire de nouveaux bateaux ? En 1975, raconte Christine Rohani-Longuet, un Néo-zélandais avait averti : "si on continue à ce rythme, dans quinze ans il n’y aura plus de chengal". Encore aujourd’hui, les chutes sont parfois brûlées. Notre armatrice préfère en faire des jouets pour ses petits-enfants !
Sa belle maison en bois est remplie de meubles et de sculptures en chengal, datant de l’époque où il était accessible.
Nous avons aussi parlé du bois illégal, et en fait elle m’a indiqué qu’il y en avait de moins en moins, ce n’est pas vraiment un problème. En effet, comme il est flotté et transporté par voie d’eau, il y a des risques qu’il soit pourri, alors que le bois "légal" ne comporte pas ces risques. Donc même s’il est moitié moins cher, à 5/6 000 RM la tonne (1 000/1 200 euros) au lieu de 10 000 RM, pour un acheteur cela ne vaut pas le coup. La corruption liée au trafic de bois est elle-aussi très faible car comme il y a de moins en moins de chengal, l’infraction serait trop évidente.
Cependant pour elle il reste un problème : les hommes qui avaient toujours exploité le bois de manière durable et légale, les Bumi Putera ("enfants du sol") n’ont plus le droit de le faire au profit de riches concessionnaires. Les parcelles de forêt dite "productive" (par opposition aux parcelles de forêt "de protection", où il est interdit de couper du bois) ont été attribuées à ceux qui ont de l’argent, pas à ceux qui ont entretenu des rapports justes avec cette même forêt depuis des générations. Ces hommes qui vivaient de la forêt et ne l’ont pas abîmée s’y sont vu refuser l’accès en quelques dizaines d’années, et ne peuvent que constater les dégâts.
Après avoir beaucoup discuté, nous sommes allées au chantier rejoindre Sanjit qui nous y avait précédées. La lumière est cependant très difficile : les hangars sont ouverts des deux côtés, et même si le soleil ne se montre pas, la lumière est tout de même très crue…
Une matinée superbe et enrichissante. C’est un vrai plaisir pour moi de travailler sur un tel projet. Il était déjà 14h00 quand nous sommes rentrés à l’appartement, et le temps d’aller déjeuner (encore des nouilles sautées !) puis d’organiser le reste du programme, l’après-midi est vite passé.